Un songe de Mevlido

Publié le 14 Octobre 2012

Un songe de Mevlido

Il me semble parfois qu'un extrait livré sans commentaire immédiat vaut mieux qu'une chronique détaillée. Je vous propose donc de lire, ou de relire, cet extrait des Songes de Mevlido, une œuvre publiée au Seuil par Antoine Volodine — encore lui ! — , en 2007. Il se pourrait que paraissent dans les jours qui viennent, accompagnées d'extraits plus courts, quelques réflexions sur ce roman, et plus largement sur l'univers du post-exotisme.

Memorial Avenue bruissait sur sa gauche.
Un tramway passa en actionnant son avertisseur, un instrument métallique qui avait des sonorités de cloche rituelle.
Sur l'avenue la circulation était dense. Mevlido la percevait du coin de l'oeil sans y accorder une grande attention. Le contraste avec l'atmosphère des ghettos était abyssal, et, même si la prospérité du centre-ville ne représentait qu'une île au coeur d'un océan de misère, on avait ici la sensation d'avoir accédé à un monde qui pouvait prétendre incarner le réel, un monde qui avait tourné la page des désastres et de la guerre noire, et où s'étaient rétablies pour toujours la civilisation, la justice, la fin des utopies, ainsi que l'industrieuse tranquillité dont sont capables les hommes en période de paix et même les sous-hommes.
Emporté par sa rêverie, Mevlido crispa légèrement son poing droit. les badges lui plissèrent la paume.
Fourre tes achats dans ta sacoche, Mevlido, pensa-t-il. Trois portraits de morts. Des leaders égalitaristes trahis, des héros rouges trahis, des anonymes effacés, oubliés et trahis. Tu ne sais même pas s'il s'agit d'hommes ou de femmes.
Il marchait sous les arbres qui se succédaient sur le bord du trottoir, des arbres d'après guerre qui avaient déjà eu le temps d'atteindre une taille adulte, des tilleuls mutants, des sophoras mutants à longues feuilles pendantes, des figuiers. L'odeur des pollens tombait lourdement vers le sol, avivée par la proximité de la pluie.
Qu'est-ce que, pensa-t-il. J'étouffe.
Il s'arrêta. Son front était luisant de sueur.
Sans prévenir, le malaise qui l'avait accablé devant Maggie Yeung, et qu'il avait cru dissipé, gonflait de nouveau en lui et lui coupait le souffle. La détresse franchissait les limites de sa conscience et s'étendait à son corps tout entier. Il avait l'impression de ne plus pouvoir avancer d'un pas.
[…]
Des gouttes coulaient sur son visage. Il les essuya.
Un nouveau tramway glissa sur sa gauche en annonçant son passage à coups de cloche rituelle.
Tu n'en peux plus dans cette chaleur poisseuse, Mevlido, pensa-t-il. Mais reprends-toi. Ne laisse pas les horreurs du passé déborder sur ton présent. Évite de songer au passé, ne considère le présent que sous son jour le plus favorable. Apaise-toi. Regarde le réel tel qu'il est au centre-ville, agrippe-toi à lui. regarde Memorial Avenue. Tu es au centre de la civilisation, au centre de ce qui n'a pas été détruit, c'est vrai que cela ne représente plus grand-chose à l'échelle de la planète, puisque presque rien n'y a été épargné, mais tout de même, c'est le centre. La ville a tenu bon en dépit des massacres, elle regroupe ceux qui ont tenu bon, ceux qui restent, elle s'appelle maintenant Oulang-Oulane. Reprends ta marche dans Oulang-Oulane, tu vois bien que tout est rassurant dans la réalité qui t’entoure et que, toi aussi, tu as tenu bon. Toi aussi tu es resté après le malheur, malgré tout. Reprends ta marche et regarde l'avenue, Memorial Avenue. Elle a été reconstruite selon les plans de l'ancienne métropole, elle est rectiligne, impressionnante de largeur et de longueur, elle avait été dessinée par des architectes qui imaginaient leurs maîtres sous les traits de titans invincibles, elle avait été conçue pour épater les étrangers, au temps où il y avait encore des étrangers ou des touristes. Les guerres et les génocides ont remis les choses en place dans l'humanité, les titans ont disparu, les étrangers ont rejoint d'autres mondes. Les touristes dorment pour toujours dans des charniers. Personne ne se donne la peine de penser encore aux uns ou aux autres. Tu vois, Mevlido, tu traverses le règne de l'impermanence. N'en tire aucune conclusion fatale. Ce sont ces conclusions fatales qui te coupent le souffle. Pas l'humidité brûlante, pas un défaut physique de tes poumons. Ne t'arrête pas. Reprends ta marche. Cesse de ruminer vainement sur le passé ou sur l'avenir. Regarde les arbres qui bordent Memorial Avenue. Des figuiers, des frangipaniers aux frondaisons pesamment vertes, des tilleuls. Respire. Les arbres ne sont pas vieux. Ils sont nés après toi, après la fin de la guerre, ils te survivront. Ne crains pas cela.
Il marqua une pause. Il avait beau se raisonner, il suffoquait.
Regarde les flâneurs qui avancent en rangs sur les trottoirs, reprit-il. Regarde les gens normaux qui vivotent sans problème dans la société reconstruite, au centre de Oulang-Oulane, loin des ghettos et des camps. Laisse de côté les autres, les déguenillés communistes, les réfugiés pouilleux en train de mourir sous la vermine et les drogués. Ils se sont glissés pour quelques heures dans le monde réel, mais dès le crépuscule ils retourneront dans leurs abîmes parallèles. de la contemplation de ces épaves tu ne tireras aucun soulagement. Tu es parmi eux comme un poisson dans l'eau, c'est aussi pour cette raison que tu étouffes. Regarde plutôt les passants anonymes de Oulang-Oulane, ceux qui se sentent à leur place dans la réalité reconstruite. Peu importe que tu ne les estimes guère. Ce sont eux qui incarnent la fin du naufrage, autrement ils seraient en train d'errer à Poulailler Quatre, dans le ghetto où plus qu'ailleurs tu te sens à l'aise et où tu retrouves chaque nuit tes congénères. Avance parmi eux, parmi les habitants ordinaires de Oulang-Oulane, comme si tu étais semblable à eux. Ces hommes et ces femmes ne pensent plus à l'extermination, à la barbarie passée et aux ignominies à venir. Fais comme eux, ne sois pas terrorisé par le présent, par ce sur quoi il s'est édifié et par ce qu'il annonce.
Regarde les visages de la foule. La foule se déplace sans nervosité, elle se fiche de tout. Il est clair que les gens que tu croises ont réussi à en finir avec la peur de la mort et en particulier avec l'idée de la mort des autres. Prends exemple sur eux. Personne ne tremble. Personne ne souffre. Aucun individu mâle ou assimilé ne s'effondre soudainement, les larmes aux yeux, assommé par ses souvenirs ou sa honte. Nulle femme ne sanglote ni ne vacille devant une entrée d'immeuble, ne sachant comment gérer son corps et son esprit, brusquement épouvantée par l'état impardonnable du monde.
Marche, Mevlido, pensa Mevlido.
Poursuis ton parcours.
Respire.
Respire les poussières, les pollens, les odeurs de fumée, de moteurs, de containers d'ordures, de linge fatigué, les odeurs masculines, féminines, les odeurs de cartons sales, de mendiants, de fleurs de tilleul, les odeurs des frangipaniers le long du caniveau, les odeurs de nourriture près des fast-foods, les odeurs d'orage. La ville a sa propre manière de respirer avant l'orage, elle te survivra, elle aussi. Elle durera. Elle sera encore en train de remuer ses remugles et ses puanteurs quand tu n'existeras plus. Ne crains pas cela.
La sueur coule sur ton visage, Mevlido, elle coule sur ton visage et sur tes bras nus. Des pieds à la tête, tu ruisselles comme si tu avais une forte fièvre. Une fois de plus, au lieu de cheminer avec naturel sur le trottoir, tu te sens en train de progresser dans ce couloir de la mort à quoi se réduit selon toi la vie, un bout de chemin rendu hideux par sa brièveté et par les échos des tragédies qu'on y soulève à chaque pas. Dead man walking. Tu n'as pas tort, Mevlido, tu as même raison sur toute la ligne, mais il vaut mieux que tu considères les choses autrement. Prends exemple sur ceux que tu croises. Réfugie-toi dans leur ignorance. Apprécie comme ils le font la somnolence qu'ont apportée les vainqueurs. Imite ces gens.
Laisse entrer en toi l'idiotie et l'aveuglement.
Regarde les visages qui viennent à ta rencontre, observe-les de ton mieux, avec sympathie, fraternellement, avec impartialité, avec compassion, avec charité, avec douceur. Inspire, Mevlido, inspire plusieurs fois à pleins poumons. Inspire l'idiotie et l'aveuglement. Peut-être ainsi retrouveras-tu un semblant de sérénité.
Peut-être retrouveras-tu cela, pensa-t-il.
Mais il ne retrouvait rien.
Ses jambes le portaient avec réticence. La paume de ses mains l'élançait comme quand on se penche à l'extrême bord d'un précipice.
Des gens circulaient à côté de lui.
Regarde les visages, pensa-t-il. Vois les visages. Ne perds pas conscience. Ne désire pas accéder à l'inconscience. N'envie pas les insanes. Adapte-toi au réel. Examine les visages. Ils sont pleins de richesse, ils racontent des histoires emboîtées, et, parfois, ils sont beaux.
Parfois. Ils sont beaux.
Maintiens-toi dans la foule au milieu des visages, sur une ligne moyenne entre oubli total et crétinisme.

Antoine VOLODINE, Songes de Mevlido, p.92-96, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2007.

Rédigé par Malioutine

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